Trois jours se passent. Je ne suis pas encore désigné pour monter aux mines. J'en profite pour allez à pied à la ferme des Naviaux distante peut-être d'une dizaine de kilomètres.
La Harazée, Vienne-le-Château, Vienne-la-Ville. Je reçois bien quelques obus en cours de route mais ce n'est pas grave, il faut ce qu'il faut. Je retrouve là-bas les anciens de la compagnie d’instruction.
Au retour, il fait nuit et je me perds dans ce secteur et me retrouve vers Saint-Thomas, en 1ère ligne mais dans un secteur voisin. Mais les 3 jours passés, j'apprends que je suis inscrit au "tableau". Le tableau de formation des équipes affiché à la porte de Debireu. Je m'y rends. C'était bien ça : Sergent Mazé, caporal Ragot, sapeurs-mineurs Untel, Untel, etc. . Bien entendu, comme nouvel arrivant, je vais à la S3, la mine de plus mauvaise réputation et j'hérite aussi de la plus mauvaise pause, celle de deux heures du matin.
Lombard gueule après ces "enfieffés" qui foutent à l'arrivant qui n'y connaît rien et la plus mauvaise mine et la plus mauvaise pause.
Ah ! cette relève de 2 heures... comme elle m'en fait baver !
Tout dort dans l'abri de la compagnie, un abri immense sous la falaise où 150 et quelques poilus sont entassés, pêle-mêle. Comment retrouver le caporal Ragot qui, entre parenthèses, est un pauvre minus, un véritable crétin.
J'ai bafouillé chaque fois. J'en ai réveillé 10 avec ma lampe électrique avant de tomber sur lui. Je me suis fait traiter de tous les noms et quand, par hasard, j'arrivais à mettre la main sur un sapeur qui devait venir avec moi, à peine réveillé, il se rendormait immédiatement.
Bref nous ne sommes jamais arrivés à S3 avant 3 heures bien sonnées.
Ce n'était pas fini. En montant, il fallait emporter du matériel : un chapeau de châssis, deux hommes ; les montants, deux hommes ; la semelle, un homme. Suivaient les planches de coffrage, tant par homme,etc.. Alors c'étaient des rouspétances à n'en plus finir: "C'est pas à nous. Tu vois bien qu'ils profitent que c'est le nouveau sergent pour nous foutre ça sur les reins."
Ragot, un type du genre Esnault de Savennières, Ragot ricanait bêtement sans m'aider le moins du monde à rassembler les poilus. Comment avait-on pu nommer cabot [caporal] ce pauvre imbécile ?
Cahincaha, la caravane se mettait en marche, parfois par le ravin quand tout était calme, tantôt par les boyaux quand la moindre inquiétude se manifestait. Boyau Moréac, boyau de la Crête, tranchée de doublement. Nous passons devant S4, tournons dans un boyau à gauche : c'est là.
Document du cahier de Bernard Mazé. |
Des sacs de terre encombrent l'entrée sur plusieurs mètres. Il faut qu'un ou deux poilus montent sur le parapet pour les vider dans les trous d'obus.
Les hommes ? Ils sont de toutes les origines et de tous les calibres.
Types du nord, des mineurs comme Ballez et compagnie, de forts gaillards qui s'y attendent à manier le pic. Évidemment dans la mine, ils se sentent chez eux.
Des Parisiens qui ne veulent rien foutre ou à peu près et qui cherchent à rester le plus près possible de l'entrée pour pouvoir se sauver plus vite en cas de pépin.
Les 2 frères Streith, mes deux amis, venus avec moi de l'Épine, sont là, heureusement.
Nous sommes descendus dans la mine sombre où tout danger nous guette. Rien. Le silence total. Alors avec un gros marteau de forgeron, une masse, nous frappons trois coups très forts sur la semelle d'un châssis et nos attendons le cœur battant.
Connivence avec l'ennemi
Toc, toc, toc, trois coups sourds, venus d'on ne sait où à travers le rocher d'Argonne nous ont fait écho. Bon, ça va. Le vieux Fritz qui nous a entendu nous fait signe qu'il travaille lui aussi et qu'il n'y a rien à craindre pour l'instant.
Allez ! au boulot ! Un gars du nord, à grands coups de pic, fait de l'avancement. Si les boches ne nous situent pas exactement, c'est qu'ils ne le veulent pas. Un autre poilu met les quartiers de roche arrachés dans des sacs à terre. Une autre équipe les évacue. Enfin, certains, plus loin en arrière, font du coffrage. A gauche, un rameau de combat de 60/80 part en oblique. S3 AG. Il faut s'y glisser en rampant, à plat ventre, en progressant sur les coudes. Une vingtaine de mètres à faire ainsi et on débouche sur une "chambre de mine" haute de 1,50 mètres de haut peut-être sur 2 mètres de large et autant de long. Elle est destinée, remplie de dynamite, à faire sauter a tranchée boche qui est au-dessus. Cette chambre est presque terminée.
Établissement d'une mine sous une tranchée ennemie. Vue d'artiste. Illustration du Miroir en 1915 |
Ça ne fait rien, les gars d'ech'nord qui travaillent dans ce sinistre endroit sont déjà terriblement retirés du monde. Que les boches fassent sauter, coupant le rameau, et c'est la mort, perdus, seuls à 120 mètres sous terre.
De 5 à 7 heures
Cinq heures, nous remontons tous dans la chambre de mine tout en haut à proximité de la sortie dans le boyau. On tire le casse-croûte, on se tasse en attendant 7 heures. Nous ne reprendrons pas le boulot avant cette heure car la consigne nous a été passée par ceux que nous avons relevés - il existe un accord tacite entre les boches et nous pour ne faire sauter qu'entre 5 et 7. Vraie ou fausse, la consigne est respectée partout dans tous les chantiers, les poilus refluent vers l'entrée de la mine, là où ils ne craignent presque rien.
7 heures : il ne s'est rien passé. On remet ça jusqu'à 10 heures. A ce moment la relève arrive. Relève de jour, plus exacte car à cet instant des officiers peuvent se trouver là. La nuit, bien sûr, il n'y a pas de danger que nous les voyions en lignes.
15 novembre 1916 : au repos. Rien à signaler sauf la grande activité de l'aviation ennemie. Pas vu un avion français de la journée. Par contre nos batteries antiaériennes n'ont pas cessé de tirer.
16 novembre : monté à 2 heures du matin, descendu à 10 heures. Rien à signaler.
17 novembre : monté à 10 heures. Descendu à 18 heures. Grande activité de l'aviation boche sur les lignes. Fusants sur le ravin au moment de la relève de 18 heures.
18 novembre : repos. Resté à la popote.
19 novembre : monté à 2 heures du matin. De 2 à 5, rien à signaler. A 6 h1/4, S5 saute. 7 morts dont Échelain (1). Descendu avec les morts et procédé à l'inventaire.
(1) voir la fiche matricule de ce soldat en lisant l'article du 29 octobre 2019 ou en tapant son nom dans "Rechercher sur ce blog"