dimanche 3 décembre 2017

1er août 1914

Bernard Mazé a raconté ses deux guerres dans un grand cahier découvert par Rémi, un de mes neveux, dans une benne à gravats dans le sud de la France.

Avant de faire plus ample connaissance avec ce soldat, découvrons comment il a vécu ce 1er août 1914.


PREMIÈRE PARTIE
Bernard Mazé, avant l'armée

Depuis quinze jours peut-être, je suis en vacances chez mes parents à La Possonnière.

 
La Possonnière dans le Maine-et-Loire





L'École des Arts et Métiers où je viens d'achever ma première année a dû fermer ses portes vers le 12 juillet et depuis cet heureux jour, j'erre tranquillement, pêchant, courant de ci de là et surtout cherchant tous les fourrés pour y cacher la gente Armande, ma petite amie.
J'avais précisément rendez-vous avec cette charmante enfant dans les buissons qui prolongent les Petites Croix sur le bord de la Guillemette en montant vers Savennières, les Luisettes, comme on dit là-bas... et je me morfondais en pestant contre la nonchalance qu'ont toutes les femmes à respecter l'horaire fixé et pour cela Armande était imbattable, quand des pas dans le sentier me firent tressaillir... Nulle doute que ce soit elle. L'endroit étant on ne peut moins fréquenté. Le coeur battant, guettant le détour du sentier, je vis apparaître, fonçant comme un sanglier, le père Rouault, un vieux bonhomme du pays.
Haletant, il me demanda "As-tu vu Honoré ?". Honoré, c'était son fils qui devait bien se trouver par là pour une cause toute semblable à la mienne. Sur ma réponse négative, le bonhomme, soucieux sans doute de m'aviser de l'urgence de son déplacement me jeta d'une seule traite : "Je viens de recevoir son ordre de mobilisation. Il faut qu'il aille tout de suite garder les voies."
J'avais 17 ans. A cet âge-là, les plus grands évènements paraissent bénins. J'attendis encore quelques instants l'enfant cruelle, puis, tout de même, sentant qu'il allait se passer quelque chose, je repris la route du village.
Il n'était pas question de guerre dans ce délicieux printemps de 1914. Tout au contraire, tout était à la joie, à l'amour surtout quand on a 17 ans, bien sûr ! Le théâtre plein à craquer donnait chaque dimanche des opérettes à la mode : La Veuve Joyeuse, Rêve de Valse, le Comte de Luxembourg et chacun en reprenait les valses en se battant à coups de serpentins et de confettis. Ah, la belle époque !
Nous allions, étant Gadzarts, danser à Érigné avec de jolies filles et le soir, les trams du retour ne pouvaient étouffer de leur sinistre ferraillage les derniers airs à la mode. Ça devenait le tram des amours.
Sarajevo, dans cette liesse était passé presque inaperçu. C'était loin cette histoire, là-bas dans les Balkans où il se passe toujours quelque chose. Les palabres engagées pour la solution de cette affaire ne frappaient guère les masses que le Petit Parisien, si ce n'est le Matin ou le Petit Journal gargarisaient avec les comptes-rendus du voyage présidentiel à Saint-Pétersbourg, puis en Suède, en Norvège. Et puis, il y avait cette affaire Cailleaux qui passionnait l'opinion . "Ça y est mon Jo, y a pu Calmette !".
Les premiers coups de canon tirés sur la frontière austro-serbe n'avaient effrayé personne. N'avions-nous pas déjà eu, deux ou trois ans plus tôt, la guerre des Balkans ? Une espèce d'amalgame de peuples enchevêtrés qui ne sont pas foutus de rester tranquilles.
L'inquiétude ne survint qu'avec le retour de Poincaré qui, écourtant son voyage, rentrait directement à Paris, toutes affaires cessantes.
J'arrivai au village. L'émotion était générale, les maisons désertées, tous les habitants étaient descendus dans la rue où, par petits paquets, les évènements étaient commentés. Chacun s'efforçant bien sûr d'en savoir un peu plus que le voisin. Les paysans prévenus on ne sait trop comment rentraient des champs, avides de savoir. Il pouvait être 4 heures.
C'est alors que le vieux père Bénêche fit son apparition. C'était un très vieux bonhomme, tordu, rabougri, probablement quelque peu indigent. En fait de quoi, pour lui procurer de légers subsides, le maire lui avait confié la tâche de tambour municipal. Nous entendions de loin son roulement incertain et dans le silence craintif qui suivit, chacun perçut plus qu'il n'entendit les mots tragiques qui devaient décider de la vie ou de la mort de tant d'entre nous. " Mobilisation générale ! Mobilisation générale ! "... La pauvre vieille voix du père Bénêche était tellement lasse, tellement chevrotante que nous l'entendions à peine, et pourtant c'était ça, à n'en point douter.
Alors les femmes se mirent à pleurer, s'appuyant sur l'épaule du mari qu'elles ne pouvaient retenir. Les hommes, embêtés, n'avaient rien de farouches guerriers.
Bien sûr, le lendemain, un coup de vin blanc dans le nez, et dans la griserie du départ avec un tas de vieux copains retrouvés, ils mettraient la fleur au fusil et couvriraient leurs wagons à bestiaux : "Hommes : 40 - Chevaux : 6" d'inscriptions patriotiques : "A Berlin ! Mort à Guillaume ! Vive l'Alsace Lorraine !"


En ce premier jour de la mobilisation, tandis que les roulements de tambour du vieux père Bénêche se perdaient au-delà des rues adjacentes, ils pensaient en se grattant la tête à l'"ouvrage" qui n'était pas terminée, à la femme qui allait rester seule au foyer, sans argent la plupart du temps. On n'était pas riche en ce temps-là, surtout au début du mariage.
Je courus jusqu'au logis familial, un peu en dehors du pays. Le père Mazé à qui, à bout de souffle, j'appris la grande nouvelle, ne me parut pas autrement ému. Évidemment, lui était hors de cause, un accident de jeunesse l'ayant privé de l'avant-bras gauche. Quant à ses fils, l'idée ne lui serait jamais venue qu'un jour, eux aussi, puissent goûter aux horreurs de la tourmente.
Nous devions partir le lendemain en vacances à Roscoff. Je revois encore les malles prêtes, toutes bourrées dans le couloir d'entrée. Les billets étaient pris, qu'il fallut aller se faire rembourser.

La mobilisation suivait son cours. Les affiches blanches avec leurs deux petits drapeaux entrecroisés qui appelaient toute la jeunesse du pays vers de lointaines et incertaines destinations furent collées à la hâte. Les cloches sonnaient le tocsin, faisant rentrés, intrigués, les derniers travailleurs perdus dans des champs lointains. Toute la nature se vidait, tout s'agglutinait dans les rues, sur les places, devant la mairie du village.
Quant à moi, j'étais, je dois le dire, prodigieusement intéressé, assez aventureux de caractère, comme on est à 17 ans. Cet évènement nouveau, vraiment sensationnel allait bouleversé la monotonie des habitudes rituelles. Les journées à venir promettaient d'être fertiles en incidents nouveaux, d'un genre inconnu jusque là.
Je courus trouver mon grand camarade Alexandre Colaisseau. Il était au clos avec son père. Je pensais lui apprendre la nouvelle mais hélas, j'avais été devancé. D'ailleurs maintenant le tocsin se répercutait de clochers en clochers.
Je devais, quatre ans plus tard, l'histoire dit 52 mois, par une autre après-midi, une soirée d'automne frisquette mais ensoleillée, entendre une nouvelle fois, toutes ces cloches se répondre, carillonnant joyeusement la fin de l'immense tuerie. Hélas combien ne devaient plus les entendre celles-là.

La rose de la Paix


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