lundi 11 novembre 2019

Mazé visite les premières lignes

Le lendemain, Lombard qui m'a pris sous sa haute protection, entreprend de faire monéducation : "Tu ne sais pas ce que c'est ; et bien, tu vas venir avec moi, on va faire le tour du propriétaire !"
Il faut dire que ce vieux Pierrot est sergent écouteur et possède, de ce chef, une liberté que les autres n'ont pas.
"Ne le fais pas monter par le ravin", lui disent les autres, "les boches y billent dur en ce moment". Mais Lombard n'écoute guère les histoires de billage, lui qui n'a peur de rien.

Je mets mon casque, une soupière énorme qui s'arrête aux oreilles, la boîte à gaz. Là, c'est paré.

Dire que le cœur ne me battait pas très fort serait mentir mais j'étais bien décidé à suivre mon camarade là où il irait. Un homme qui n'a pas peur donne des ailes à ceux qu'il commande.

 Cent mètres sur la route vers le Four de Paris et le ravin Saint-Hubert s'ouvre à gauche. Une gabionnade en barre l'entrée et il faut traverser tout un enchevêtrement  de réseaux de fil de fer par des chicanes. Il y a encore de la végétation mais les arbres présentent déjà des blessures caractéristiques. Nous montons dans le ravin. Des abris s'ouvrent de chaque côté. Des batteries de crapouillots sont là, tapes sous des camouflages.
Encore des réseaux , encore des chicanes, mais la végétation diminue vite. Les arbres qui sont encore debout sont morts et tendent leurs squelettes noircis.

Collection particulière


Insensiblement la débâcle se précise. Des réseaux, toujours des réseaux où lestrous d'obus font de vastes déchirures. Un tas d'objets hétéroclites traînent : vieux casques, bidons rouillés, vieilles nippes de troufions. Les arbres n'offrent plus que des moignons rognés et déchiquetés. L'herbe n'existe plus.

Enfin nous approchons du sommet. Un paysage lunaire : rien que des trous qui ont bouleversé d'autres  trous, des réseaux hachés par des torpilles, des bouts d'arbre coupés, les fibres éclatées de mille blessures. Ce qu'il en faut pour amener leur disparition complète. Et, cependant, dans ce paysage dantesque, des hommes vivent.

En voici un, sorti à fleur de terre d'un trou si petit qu'on doit s'y coucher en rampant, un vrai trou de taupe. Et le poilu, sale, débraillé, broussailleux, rit de toutes ses dents.

Il règne sur tout cela un silence total. Pas un bruit, pas un chant d'oiseau, les animaux ayant déseré depuis longtemps ces lieux maudits. Et par ce clair matin un  peu frais d'octobre, c'est impressionnant. On se dirait un jour d'hiver dans une campagne perdue, recouverte d'une épaisse couche de neige.

Clac ! Un coup de feu  qui semble lointain et m'apparaîtrait insignifiant si Lombard et l'homme des cavernes n'avaient brusquement prêté l'oreille, le masque un peu crispé. Une seconde d'attente, puis le bruit léger et doux d'un pigeon qui vient, volant vers nous... bruit qui s'amplifie, qui passe puis s'éloigne. C'est une grenade à fusil qui va éclater plus loin. Une "tourterelle". On les appelle ainsi, précisément en raison de leur bruit caractéristique.

Je m'impatiente dans un coin de ravin découvert et de si mauvaise mine mais Lombard n'est pas pressé. Nous montons cependant et nous voici tout à fait en tête. Maintenant, nous serions à découvert ; il faut prendre les boyaux. Lombard me fait enfiler par dessus mes godillots règlementaires des sacs à terre vides que nos attachons aux genoux et ainsi, à pas feutrés, nous prenons la trachée de doublement. Toujours un silence effrayant. Personne. Mais où sont donc les troufions dans ce secteur qu'on dirait abandonné.

Mais en voici tout de même un. Les jambes emmaillotées comme nous, sa peau de mouton par-dessus la capote, son fusil posé contre le parapet. De temps en temps, il regarde une seconde, rien qu'une seconde par un créneau. Puis il revient à sa position première, nous regardant venir, impassible.
Un peu plus loin, un autre guetteur se trouve au pied d'un échafaudage de sacs à terre et de chevaux de frise. Nous passons discrètement ;  Lombard me souffle "Ici le boche est à 80 centimètres, juste l'épaisseur d'un sac à terre."

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Document Bernard Mazé
De gauche à droite, la première ligne allemande, la tranchée Kowalski, la tranchée de doublement.

La tranchée Kowalski, aux méandres inconcevables - on la dirait tracée par un fou - traverse des entonnoirs, en contourne d'autres à grand renfort de sacs à terre et de gabionnades. Les petits postes, entourés de plusieurs hauteurs de chevaux de frise, quelquefois complètement grillagés - à cause des grenades - ressemblent à des cages.

C'est bien le type de tranchées de l'époque, avec la porte en grillage suspendue pour l'instant sur deux triques au-dessus du boyau. Si les boches attaquent, avancet par un des boyaux, on fait tout tomber et ceci constitue  un obstacle supplémentaire. Des boules fabriquées en fl de fer ronce sont également en attente le long et au-dessus du boyau. Il suffit de tirer sur une corde  et tout dégringole.


 

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