jeudi 14 décembre 2017

Des nouvelles d'Esnault, le zèbre rencontré dans le train

Le soir nous descendons à Érigné. C'est le terminus des trams et il s'y trouve deux ou trois guinguettes qui nous attirent.

Le terminus du tram à Érigné

Je me souviens un soir en descendant la côte d'une scène typique. Un premier jus s'époumonait littéralement auprès d'un type tout seul, un type à qui la notion du demi-tour à droite faisait complètement défaut et qui bénéficiait de leçons particulières.

C'était Esnault, mon zèbre du train, sapeur à l'entendement rébarbatif. Le pauvre bougre me reconnut, m'adressa un sourire inappréciable, et, distrait de ce chef, loupa lamentablement le demi-tour commandé.

"Regardez-moi cette N... de D... de bourrique" , explosa le 1er jus nous prenant à témoin. "D'où qui vient celui-là ? Allons, veux-tu écouter c'que j'te dis ? En avant..ant... Arrr..che."
Et, sourire figé, Esnault le triste militaire repartit.... du mauvais pied naturellement. 

Classe 1916 - Bureau d'Angers - Matricule 363

Le registre matricule indique 2 comme niveau d'instruction : il savait donc lire et écrire.

Et bien plus tard, avec l'expérience, j'ai déploré qu'on ait maintenu le pauvre minus sous les drapeaux. Sa naïveté, son ignorance, sa bêtise étaient un cas de réforme et sa présence au front ne pouvait être qu'une cause de danger pour ses camarades.

Esnault, bien entendu était le souffre-douleur de son escouade. On est sans pitié à cet âge.

Je l'ai vu, plus tard, au bataillon d'instruction arriver au rassemblement avec un fusil emmailloté d'un bout à l'autre. Comme au tir, il ne parvenait jamais, bien entendu, à attraper la cible, ses camarades l'avaient persuadé que cette déficience venait de son fusil qui tirait "dans les coins". Et pour redresser ce flingot récalcitrant ses tortionnaires lui avaient conseillé "le pansement humide".

Un autre jour, les mêmes crétins avaient fabriqué un ordre de service, avec tampon humide, et tout et tout : une note du colonel comme quoi il était nommé caporal.

Grand branle-bas dans l'escouade ; on avait cousu les galons d'Esnault qui, bien sûr, avait dépensé tout son  pauvre avoir pour fêter cet évènement. Je ne me souviens plus de la suite...
En toute logique régimentaire, ce fut Esnault qui dut écoper. Et bien moi, j'aurais sonné les autres et renvoyé ce pauvre innocent à ses cochons !

On l'envoya au front comme tout le monde. Il n'y fut pas longtemps. Resté debout sous la lueur aveuglante d'une fusée éclairante en plein mi-temps de la plaine, il fut couché par une rafale de mitrailleuse alors que tous ses copains tremblaient dans leur culotte, le nez collé contre la terre.

Le journal du 9ème Génie  compagnie 6/61 pour la fin 1916/début 1917


La fiche remplie par le régiment
L'extrait du registre matricule


Gabriel Esnault repose dorénavant 
Inhumation
Département : 02 - Aisne
Commune : Soupir
Lieu : Nécropole nationale Soupir 2
Carré, rang, tombe : Tombe 1246



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire